Eugène Blove

ESTHÉTIQUE DU FAIT

12.09.18

Negative Sublime, Eugène Blove, installation et performance réalisées lors du 48 Stunden Neukölln à Berlin en juin 2018.

« Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique, dont la nature, indiscutablement bonne puisqu’il sert à communiquer, est parfois portée aux excès. Assez fréquemment, les maîtres de la société se déclarent mal servis par leurs employés médiatiques ; plus souvent ils reprochent à la plèbe des spectateurs sa tendance à s’adonner sans retenue, et presque bestialement, aux plaisirs médiatiques. »1

L’installation se révèle assez sommaire : l’artiste, assis dans un fauteuil, regarde en boucle des images sur une télévision. Le décor s’apparente à celui d’un salon : plante d’intérieur, fauteuil, télévision, quelques livres au sol. Cet espace est délimité par un cordon de sécurité, empêchant le spectateur de pénétrer dans l’espace de l’artiste. Un détail cependant, mais non des moindres : une caméra de surveillance a été installée dans l’un des angles de la pièce, angle mort pour le spectateur qui ne peut potentiellement la voir que lorsqu’il quitte l’espace de l’installation. Détail dans le détail, qui insiste d’ailleurs sans le vouloir sur l’aspect construit ou mis en scène de la proposition : la caméra n’était pas branchée (pour des raisons pratiques) et ne filmait donc pas les spectateurs.

sublime négatif

« Some of the most stricking claims of art for things outside the art world were responses to the terrorist attacks 9/11. The avant-garde composer Karlheinz Stockhausen called them « the greatest work of art ever »2.

Production ou conséquence du néo-libéralisme, le terrorisme moderne a, de par son actualité sans cesse réactivée, déclenché des réflexions dans tous les domaines de pensée, y compris dans celui de l’art. L’une de ces théories mises en lumière est celle du sublime négatif. Reprenant les théorisations sur le sublime de Burke et de Kant, Arnold Berleant considère par exemple la forme d’évènement politico-historique qu’est l’attentat non plus dans son acception politique ou sociétal, mais dans son acception esthétique.

L’emploi du terme négatif peut après tout paraître redondant si l’on considère la théorie kantienne du sublime, qui voit dans certains phénomènes sensibles une beauté qui dépasse la beauté elle-même (ce qu’il détermine comme relevant du sublime) et qui de fait implique une dimension de violence et/ou un caractère que l’on pourrait qualifier de « négatif ». Pour schématiser, le beau s’apparente à l’ordre et à l’harmonie (d’après la conception platonicienne notamment) et le sublime serait d’un autre ordre, relevant du tumulte, de l’intensité, de la violence. Pour Kant, est sublime ce qui est perçu comme dépassant nos capacités de raisonnement, de représentation et de conceptualisation, en d’autres termes : ce qui apparait illimité. Le phénomène qualifié de sublime nous fais prendre conscience de notre limite et d’un même élan intellectuel, de notre finitude.3 L’esthétique du sublime kantien, même si elle revêt une forme ou un apparat élégant, ne peut être détachée d’une dimension morale, qui va pousser les spectateurs d’un tel événement à juger ce dernier comme négatif. Non pas car cette esthétique est susceptible de représenter des éléments nécessairement laids mais bien parce qu’elle questionne en nous les sentiments les plus vils et les passions les plus ardentes. Le jugement dit négatif que peut susciter le sublime naît du fait que ce jugement ne correspond pas à ceux que sont susceptibles de faire naître une esthétique dite classique. Que signifie alors de vouloir parler de sublime négatif ? Ce que Berleant expose dans cette théorie, c’est finalement le lien indéfectible entre l’art (ou l’esthétique) et la morale. Il est également intéressant de constater que Berleant ne parle pas exactement d’une esthétique du terrorisme, ou de « beau négatif » mais bien de sublime négatif, comme s’il fallait d’emblée considérer que le sublime contient de manière intrinsèque une forme supérieure de subversion. Or le beau ne peut-il pas être subversif ? Si l’on pense à l’Olympia de Manet ou à l’Origine du Monde de Courbet, on ne peut pas dire : « ce sont des oeuvres laides ». Ce sont des oeuvres belles, des chefs d’oeuvres, mais il est également impossible de leur appliquer l’adjectif de sublime, au sens kantien du terme. Pourtant elles restent deux oeuvres immensément subversives, que ce soit par le propos politique ou sociétal illustré ou le sujet représenté. Malgré le pléonasme, ce que semble vouloir signifier Arnold Berleant c’est l’importance subversive qu’ont pris des événements qui ne relèvent a priori pas de l’art. Aussi, que toute forme d’événement revêt un caractère esthétique (négatif ou non), et enfin, que la morale et l’esthétique sont pour le moins

intrinsèquement liés. Au delà de considérer les actions terroristes comme étant simplement esthétiquement défendables, Berleant affirme que celles-ci ont détrôné l’art dans sa capacité à renverser les principes politiques et esthétiques contemporains. En d’autres termes : la subversion n’est plus l’apanage de l’art.

égalité et rémanence

C’est cette théorie esthétique qu’illustre ici l’artiste au sein de sa performance à Berlin. Eugène Blove reste, durant le temps de l’exposition, installé dans le fauteuil à regarder les images défilant sur l’écran. La prouesse de la performance réside aussi bien évidemment dans le fait de rester durant 48h (ou presque, en réalité pendant les heures d’ouverture de l’exposition) devant un montage vidéo qui dure environ vingt minutes. La vidéo réalisée par l’artiste consiste en un montage que l’on pourrait qualifier de parallèle, associant images d’attentats, de guerre, de cohue lors du Black Friday, de sauts dans une piscine (water-bombing), de jeux télévisés, mais aussi d’extraits d’oeuvres - on peut y apercevoir Werner Herzog ou un encore une scène tirée de Pierrot le Fou, lorsque Belmondo se pose la dynamite autour de la tête. Aussi, un certain nombre de ces images sont issues de vidéos amateurs trouvées sur Youtube. Toutes les images sont juxtaposées de telle sorte que leur statut se voit unifié. Les images filmées à l’aide d’un smartphone côtoient les images de Godard, sans différence d’importance ou de valeur esthétique. La plupart des extraits ont en commun le spectaculaire et, de manière plus insidieuse et éparse, la dimension esthétique intrinsèque à ce que l’image donne à voir. La foule qui se précipite sur les portes d’une grande enseigne à 7h du matin le premier jour du Black Friday peut s’apparenter à un gigantesque serpent ondulant, la foule devient entité, et la personne qui filme ce spectacle sans doute y a vu cette image fantasmée, outre le grotesque potentiel d’une telle scène. Ce qu’il a également vu en tout état de cause, c’est la dimension esthétique et spectaculaire du fait. Comme d’autres (Hirst, DeLillo, Stockhausen) ont pu voir l’aspect esthétique et spectaculaire des attentats du 11 septembre 2001.

Le passage en boucle de ce montage de vingt minutes met en avant deux concepts : l’un, plus ou moins évident et déjà partiellement évoqué, à savoir la négation d’une quelconque hiérarchie dans l’importance de l’image diffusée, qui a pour conséquence paradoxale une mise en avant involontaire de certains des propos rapportés par les dites images. L’autre, conséquence du premier, la rémanence des images les plus fortes, fortes au sens d’une charge émotionnelle marquée. Eugène m’a d’ailleurs confié qu’il était souvent intéressant de voir à quel point l’image vue en premier par le spectateur lorsqu’il pénétrait dans la pièce allait sans aucun doute influencer son jugement, et l’émotion éprouvée quant à la performance. Certains des spectateurs entraient au moment où la télévision diffusait deux hommes se mettant des baffes, ou quand une masse de gens s’engouffraient de façon ridicule dans un magasin le jour des soldes. D’autres en revanche, pouvaient entrer au moment où la télévision diffusait les images, filmées au téléphone portable, de l’attentat sur la promenade des Anglais à Nice, ou celles des Twin Towers percutées par les deux avions. De fait, certaines personnes sortaient de la pièce en riant, d’autres en pleurant. Si le rire, du « mécanique plaqué sur du vivant » pour reprendre la formule de Bergson, est lié à une certaine immédiateté perceptive et ne sollicite aucune autre faculté tel que la raison (le raisonnement) ou la mémoire a priori, les pleurs en revanche sollicitent les émotions et les souvenirs. Cette affirmation est évidemment contestable de manière subjective, je peux ne pas rire en voyant quelqu’un tomber car cela me remémora une propre expérience douloureuse, tout comme je peux très bien rire de quelque chose qui fera pleurer quelqu’un d’autre. Néanmoins, les images qui en l’occurrence ont ému aux larmes

certains des spectateurs sont des images que tout le monde a vu, et dont tout le monde s’est ému : les images des attentats. Que ce soit ceux de Paris, Nice, ou New York, chacun s’est construit sa propre lecture et sa propre histoire vis à vis de ces évènements sociétaux, pour ne pas dire historiques. C’est alors que le concept de rémanence intervient. Même si les images, pour certaines difficilement soutenables, des différents attentats ne sont absolument pas glissées dans le montage de façon subliminales, elles agissent comme telles, et ce, justement à cause du montage parallèle. Il y a d’ailleurs une double rémanence : la première au sein même du montage, ce sont les images les plus difficiles et celles qui répondent à un vécu antérieur qui vont primer dans notre mémoire immédiate, pas nécessairement celles du Black Friday ou du water-bombing. La seconde rémanence aura lieu, il est toutefois possible de l’imaginer comme tel, lorsque le spectateur va quitter le lieu de la performance. Il n’est pas impossible que certains d’entre eux aient gardé en tête ces images une fois à l’extérieur du bâtiment au sein duquel s’est tenue l’exposition.

Une installation ou une performance est en soi une oeuvre, pourquoi vouloir alors réaffirmer cette définition à l’aide de ce dispositif singulier qu’est celui du cordon de sécurité ? Le cordon de sécurité (ou de protection) a une connotation, par extrapolation, institutionnelle. On le trouve essentiellement dans les musées - les galeries en font souvent l’économie. Le cordon de sécurité protège l’oeuvre mais aussi le chef-d’oeuvre, c’est à dire l’oeuvre d’art ayant une grande valeur intellectuelle, esthétique et financière. Une oeuvre ayant fait date, étant admise comme importante pour l’histoire de l’art et pour l’histoire de l’homme. Une oeuvre ayant su assimiler son époque pour la retranscrire d’une manière novatrice. Le cordon sacralise l’oeuvre autant qu’il appuie son caractère précieux. Quel est donc le sens du cordon de protection ici ? Peut- être s’agit-il d’amener au rang de chef-d’oeuvre la posture de l’individu-spectateur, l’individu complice du spectacle. Le XXIème siècle est celui de l’annulation de la valeur évènement, annulation réalisée par cette même valeur, dans un mouvement réflexif, si tout est évènement alors plus rien ne l’est, l’évènement perd son essence. Un individu tranquillement installé dans son fauteuil regardant un montage vidéo qui n’est pas sans rappeler les montages spasmodiques de BFM TV et consorts peut alors prétendre au statut de chef d’oeuvre, en ce qu’il incarne une certaine manière d’exister, une certain type d’individualité, représentative, au même titre que d’autres, de son époque.

Mais peut-être aussi est-ce une autre forme d’être-au-monde que l’artiste convoque ici, celle de l’individu désociabilisé, refusant la contagion du monde réel au profit d’un contact purement virtuel. Image qui n’est cependant pas si éloignée de la première évoquée, en ce que dans les deux cas il est question de souligner la prédominance du support médiatique et/ou virtuel. Dans cette seconde interprétation, le spectateur est tenu à l’écart pour ne pas contaminer la scène, pour ne pas contaminer l’individu solitaire, tranquillement installé dans son salon. Si le spectateur peut s’approcher de celui-ci, il est alors capable de tout : le regarder, lui parler, le toucher. Il y aurait alors une volonté d’entrer en relation avec lui, volonté qui pourrait être réciproque. Le risque alors pour l’ermite serait une remise en question totale de sa situation. Où est le vrai ? le faux ? le bien ? Renouer le contact avec un individu extérieur c’est renouer un contact avec le réel, c’est être voué à re-vivre et a ré-exister.

Après discussion avec l’artiste, son idée était de prendre le contre-pied de la démarche habituellement participative des performances, notamment et de façon significative dans le body-art. En délimitant son espace de performance à l’aide de ce cordon, l’artiste signifie qu’il s’agit bien là d’une oeuvre non participative, d’une oeuvre à observer à distance. C’est une oeuvre d’art, performative. L’une des organisatrices de l’exposition eut d’ailleurs la remarque suivante : le fait d’intégrer un individu-acteur dans l’installation, l’artiste, a eu pour effet d’attirer

l’attention des spectateurs d’une manière différente. La présence de ce corps regardant les images a eu pour effet d’incarner véritablement le propos, et encouragea sans doute l’audience à redoubler d’attention sur les images en question. Et sans l’artiste, il n’y eut évidemment pas eu de performance à proprement parler.

inter-surveillance

Ce qui interpelle également dans ce dispositif c’est la présence spectrale de cette caméra de surveillance dans l’un des angles (morts) de la pièce où se situe l’installation. Cette caméra ne fonctionnait pas, mais pour le spectateur qui la voyait, l’effet était le même : la sensation d’avoir été observé alors que celui-ci était lui-même en train d’observer la performance. Quelles pouvaient être les sentiments ressentis ? Celui de trahison peut-être, le spectateur ne pouvait anticiper la présence de cette caméra, il est entré innocemment dans la pièce et en ressort compromis (de par ses réactions qui ont pu être de fait filmées). Le fait de constater que l’on ai pu être filmé peut aussi faire naître, plus encore qu’un sentiment de trahison (comment faire confiance à cet artiste qui m’a pris au piège, avec cette caméra cachée, au sens littéral ?) c’est peut être un sentiment de violation de l’intime : cette oeil mécanique a vu l’émotion que j’ai pu éprouver, et quelqu’un d’autre a pu voir ces images en direct. Ce que met en jeu ce dispositif c’est en fait une relation d’inter-surveillance : le spectateur est dans la position de celui qui peut surveiller cet individu se gavant d’images, mais cet individu, en l’occurence l’artiste, est lui aussi dans cette posture de surveillant, à l’affut des réactions de son public. Au delà d’un rapport intrinsèque à la performance, la caméra de surveillance évoque ces caméras qui se multiplient, tant dans l’espace public (inutile sans doute de rappeler le glissement nominal qui s’est opéré récemment pour désigner le dispositif de surveillance de la voie publique, passant de l’emploi du terme de « video-surveillance » à celui de « vidéo-protection ») que dans l’espace privé (caméras présentes sur les ordinateurs portables, sur les téléphones portables également, ces mêmes caméras qui, finalement, ont permis à l’artiste de collecter certaines des images présentes dans le montage).

Il existe aussi une dialectique concernant la présence et la manipulation des affects. Si l’artiste apparaît comme lobotomisé, hagard face au flux continu d’informations visuelles, le spectateur, à l’inverse, est dans l’éprouvé, dans l’expérience de l’émotion, que celle-ci soit positive ou non.

spectacle et évènement

Eugène Blove a choisi un certain type de montage pour sa vidéo, fonctionnant sur le principe d’association. Le montage, de manière générale, associe les séquences de manière binomial. La séquence de water-bombing précède la séquence montrant un bombardement des forces armées occidentales au Moyen-Orient. Le binôme est établi comme tel suivant des principes esthétiques et/ou plastiques démontrant d’une certaine similarité (la foule du Black Friday et la foule sur la Promenade des Anglais), ou alors fondé sur une forme de jeu de mots visuel, qui semble sous certains aspects faire écho au célèbre concept de montage des attractions d’Eisenstein4.

Pour autant, si les diverses séquences fonctionnent par binômes, le montage sur son ensemble semble mettre en évidence une certaine monotonie du spectaculaire. En d’autres termes, tout

est à considérer sur un même plan d’importance, que ce soit le Black Friday, un jeu télévisé ou les attentats de Nice. Ce qui est extraordinaire au sens propre du terme devient finalement ordinaire, car vidé de sa substance par la répétition et par l’absence de hiérarchisation. Ce choix illustre cette idée selon laquelle tout fait est à considérer avant tout comme tel et non plus comme évènement. La dénonciation tacite de la sur-information et d’une pullulation de l’image est réelle : il est difficile de ne pas voir dans cette diffusion en boucle une parodie cynique du système ou de la méthode de diffusion choisie par les chaînes télévisées dites « d’information continue ».

Conséquemment, si tout a perdu de son évènementialité, mais tout en gardant une importance significative (autrement l’artiste ne mettrait pas en scène ces images) il s’agirait alors d’invoquer une notion de prosaïsme de l’extra-ordinaire. Qu’est ce qui marque l’originalité d’un fait ? Ce n’est plus la violence ou son rôle dans une supposée histoire, ce n’est plus son rôle sociétal, c’est sa constitution même en temps que rapport au présent immédiat.

Chez Blove, on trouve ici une application formelle de la notion d’évènement telle que l’on peut la trouver à la fois chez Badiou et chez Deleuze, même si les deux approches sont diamétralement opposées. Il y a des images fortes, que notre conscience ne peut s’empêcher de catégoriser ou de classifier selon leur nature et leur impact émotionnel. Quoiqu’il arrive, le spectateur ne pourra sans doute pas échapper au fait d’être bien plus ému par les images des Twin Towers. Cet événement qui a près de quinze ans désormais a profondément affecté le réel, que ce soit en termes de politique internationale ou de rapport inter-humain global. Il s’agit bien d’un évènement en ce qu’il a aussi eu le rôle d’avènement : avènement d’un nouveau paradigme politique, philosophique, qui a encore aujourd’hui des répercussions diverses. Il y a eu un avant et un après 11 septembre 2001, chacun, en tant que part constitutive du réel, est en mesure de l’affirmer. La violence, tant dans le fait en tant que tel que dans son irruption dans le temps présent, ainsi que le changement profond que ces attentats ont montré et engendrés font qu’ils sont un évènement qui correspond à la définition du concept selon Badiou : « D’où à la fois l’extrême importance de l’évènement, et son extrême rareté : un évènement ne peut être qu’extraordinaire »5 dit-il.

Ce que dit la performance d’Eugène Blove, c’est aussi que l’augmentation numérique de ces évènements ont tendance à les nier dans leur singularité, qu’ils soient des évènements historico- politiques ou non. En d’autres termes, la récurrence des événements, ainsi que la terminologie abusive qui est attribué à ceux qui ne pourraient être, dans d’autres circonstances ou dans un autre contexte immanent, que des faits, tend à extraire de leur essence tout ce qui fait justement leur caractère évènementiel. En ce sens, le discours de l’artiste se rapproche de celui de Deleuze, qui définit l’évènement non pas comme quelque chose de l’ordre du surgissement dans le réel, créant ainsi une forme de faille momentanée dans l’espace-temps du réel, mais plutôt comme quelque chose de diffus. Ainsi, l’évènement deleuzien « ne surgit pas, il enveloppe et caresse les corps par lui affectés. Il n’est pas le lieu d’une violence, mais au contraire d’une impassibilité. On ne le compare pas à une éruption, mais à une vapeur (c’est Deleuze lui-même qui utilise le terme). (...) Pour Deleuze, l’événement est ce qui va se passer, ce qui vient de se passer, jamais ce qui se passe. ».6 Pour autant, Blove semble se situer dans un entre-deux. S’il est apparemment plus proche d’une définition deleuzienne, il serait encore plus juste de dire qu’il aborde cette définition sur un mode négatif. Si l’évènement est diffus, insondable, insaisissable, comment puis-je justement le percevoir et être certain de faire face à lui ? Ce que je vois à travers ce montage, cette répétition du même, ne serait-ce pas finalement

la déchéance du statut d’évènement à celui de simple fait ? Pourtant la dimension esthétique demeure, et il semblerait que le propos de l’artiste soit alors le suivant : chaque évènement, les plus violents d’entre eux comme les moins signifiants, ont leur propre dimension et méthodologie esthétique, mais plus encore, si ceux-ci ont une certaine détermination à se nier en tant que tels, il est alors possible, sans doute, d’affirmer que le fait a tout aussi légitimement une dimension esthétique7.

La question de la morale surgit aussi bien évidemment lorsque que l’on considère les images à proprement parler en tant que part d’un spectacle. Si la notion d’événement ou de simple fait n’engendre pas nécessairement de pré-requis moraux ou idéologiques - en tant que c’est ce qui existe, ce qui arrive, une rupture temporelle crée par l’action - la notion de spectacle quand à elle convoque quelques attentes de la part de celui qui va assister à celui-ci. Elle se définit aussi de deux façons, l’une tout à fait neutre, l’autre impliquant une dimension de jugement, bien souvent relevant de critères esthétiques, mais aussi et de facto une dimension morale. Le spectacle étant « ce qui se présente au regard, vue d’ensemble qui attire l’attention et/ou éveille des réactions. »8, ce qui se présente à mon regard peut donc être d’une beauté indicible ou d’une horreur répulsive, et dans les deux cas cela sera une modalité du spectacle. L’autre définition de cette notion, plus orientée, relève principalement du domaine esthétique puisque admettant le spectacle comme étant représentation (d’un art) donnée en public. Eugène Blove semble s’intéresser tantôt à la première, tantôt à la seconde de ces définitions. Ce qui l’intéresse, c’est de voir la réaction des spectateurs lorsque l’on fait se confondre les deux définitions du spectacle, enchevêtrées à celui d’évènement. Autrement dit : lorsque tout est spectacle, tout est représentation (art mis en scène et montré aux regards des individus) qu’advient-il du spectaculaire et de la singularité de l’évènement ?

« Ainsi le spectacle ne serait rien d’autre que l’excès du médiatique » disait Debord, et c’est ici ce que semble rappeler l’artiste. La télévision et Internet, avec la possibilité que ces médiums peuvent offrir de répétitions et d’accès illimité à telle information, ont pris le pas sur l’art de la représentation. La représentation de l’art, la manière dont il se manifeste à nous et la manière qu’il a de dépeindre le monde qui nous entoure sont autant de démarches ou de logiques (pouvant être esthétiques ou non) désormais renversées par la pullulance de l’image- évènement, l’image-eau-forte qu’est devenue l’image supposée informationnelle. Le médiatique est devenu art, et c’est sans doute la raison pour laquelle Berleant a pu théoriser une certaine pauvreté de vocabulaire dans le langage contemporain de l’art.

L’artiste montre ici la relativité de cette théorie de l’image, détourne les images-eaux-fortes pour les ramener à leur statut d’images simples, même si dire cela ne signifie pas que les images ne disent rien, ou qu’elle n’ont pas une valeur narrative. Il s’agit avant tout de montrer l’absurdité de la logique médiatique et artistique, qui l’une comme l’autre ressassent sans cesse la théorie autant que l’information, y compris lorsque ces dernières peuvent être dénuées d’intérêt.

Ce que Blove soulève comme questionnement est finalement le suivant : où puis-je continuer à être, où puis-je survivre, dans mon art ou simplement dans mon existence, lorsque tout autour n’est que frénésie ?

Aurore Debret.


1. Guy DEBORD, Commentaires sur la société du spectacle, 1988, p.19.

2.extrait du descriptif de présentation de Negative Sublime, rédigé par Eugène Blove.       

3.Kant distingue deux formes du sublime : le sublime mathématique, simple, immense, à la limite du

beau et le sublime dynamique, informe, sauvage, terrifiant. L’un et l’autre dépassent l’homme (dans le premier cas son imagination, dans le second son intégrité physique), et le révèlent comme être spirituel.

4. « Le film ne peut simplement se contenter de présenter, de montrer des évènements, il est aussi une

sélection tendancieuse de ces évènements, leur confrontation, affranchies de tâches étroitement liées au sujet, et réalisant, conformément à l’objectif idéologique d’ensemble, un façonnage adéquat du public. Ce ne sont pas les faits montrés qui sont importants, mais les combinaisons des réactions émotionnelles du spectateur. Ces réactions sont obtenues par confrontations et accumulation dans le psychisme du spectateur des associations voulues par le dessein du film, et stimulé par les éléments séparés de l’évènement décomposé. Des associations qui, dans leur ensemble, fournissent de cette façon, mais indirectement le même effet (et souvent un effet plus puissant). Prenons par exemple un même crime : mains saisissants la gorge, yeux qui remontent sur le front, couteau brandi, la victime ferme les yeux, le sang jailli sur le mur, la victime tombe à terre, la main essuie le couteau : chacun de ces fragments vise à « provoquer » les associations. Un processus analogique se produit au cours du montage des attractions : en fait, ce ne sont pas les phénomènes qu’on confronte, mais des enchaînements d’associations, liées dans l’esprit du spectateur donné à un phénomène donné ». EISENSTEIN Sergueï, texte théorique rédigé en 1924.

5. BADIOU Alain, L’Être et l’évènement, Paris, Editions du Seuil, 1988.

6. Jean-Jacques Lecercle, « Il y a événement et événement », Polysèmes, 7 | 2005, 249-264.

7. une conception qui n’est pas sans rappeler à certains égards celle du mouvement Fluxus. 8. définition donnée par le CNRTL. 

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